L'orchestre impromptu



En compléments des concerts des 17, 24 et 25 mars 2007 ...

Quelques mots sur Schubert, et sur l'ouverture à l'italienne


par
David Joignaux

Franz Schubert (1797-1828). Il est sans nul doute LE compositeur, avec Beethoven, qui ouvre la voie du romantisme. Son apport à ce qui va devenir la musique romantique (qui va être théorisé par Berlioz puis Schumann et Liszt) est tout aussi essentiel que celui d'un Beethoven. Et si les recherches musicologiques ont permis aujourd'hui de savoir quasiment tout de la vie de Beethoven au jour le jour et de mieux comprendre son évolution musicale (d'où la quantité astronomique d'écrits sur le sujet), il n'en est rien de Schubert. Il n'y a d'ailleurs pas grand-chose à dire si ce n'est qu'il a mené une vie simple, hors des mondanités, et sédentaire, (il a très peu quitté Vienne); une vie de labeur essentiellement.
 
Les premières biographies sur Schubert sont de ses amis écrivains de théâtre et poètes et sont romancées. On en apprend d'avantage sur les auteurs et leur relation avec Schubert telle qu'ils la ressentaient que sur le sujet. Le temps, la mémoire, les souvenirs d'un grand homme altérant une certaine réalité de la vie de l'homme, ces écrits furent davantage hagiographiques que biographiques.
 
En plein XIXème où l'on déifiait le génie humain (c'est également un trait du romantisme : on s'interroge sur soi, l'individu, ses faiblesses comme sa force), ces romans étaient dans l'air du temps. Les premières biographiques sur Beethoven sont de même nature et Berlioz écrira lui-même sa biographie d'une vie fantasmée.
 
De Schubert réellement donc, on ne sait presque rien. Contrairement à Beethoven, il n'y a que peu de lettres, peu d'esquisses, et à part quelques pages à une époque , pas de journal intime, également peu de lettres de son entourage, peu de critiques dans les journaux viennois.
 
Schubert n'est pas un enfant prodige, pas de facilités particulières pour le chant ou l'instrument; il vient d'une famille simple et pas musicienne. Dans une Vienne vivant sous la coupe de Beethoven puis très vite Rossini (les années 1810), Schubert enfant n'a aucune chance de se faire remarquer. Cependant, né d'un instituteur, Schubert a reçu une éducation stricte et rigoureuse et il semble suffisamment doué pour intégrer ˆ sur audition- le stadt Konvikt en 1808 (l'école impériale et royale de Vienne formant les musiciens de la Chapelle) où il reçoit une formation pratique et théorique solide (sous la direction de Salieri). Mais il n'est pas battant, ses résultats baissent, il finit par devoir quitter l'établissement en 1813.
 
Sa grande force, c'est pourtant l'écriture : difficile de voir dans ses six premières symphonies, ses ouvertures (dans un style italien notamment) et sa musique de chambre simplement un résultat d'étudiant. De plus, il écrit déjà à cette époque les premiers lieders qui feront sa renommée (Marguerite au rouet 1814).
 
Mais il ne bataille pas pour s'imposer. Et cela semble être également le cas dans le monde, par la suite. Il fait éditer suffisamment de danse pour piano, piano à 4 mains, Lieder pour subvenir à ses besoins et vivre modestement mais il ne court pas les théâtres, les salons pour se faire connaître. Malgré quelques bonnes et discrètes critiques (sur ses Lieder entre autres), son passage dans la vie culturelle viennoise sera pour ainsi dire pas du tout remarqué. La plupart de ses oeuvres ne seront pas créées de son vivant. (Seulement quelques Lieder, de la musique de chambre sont créés lors de divers concerts, ses 2 premières symphonies sont créées au Konvikt et le seul opéra créé à son nom sera mal reçu, achevant l'essentiel de  son parcours.)
 
On voit son nom intégré à quelques programmes de concert mais c'est tout. Reste Rosamunde sa musique de scène plutôt bien reçue et il parviendra à organiser un concert consacré entièrement à ses oeuvres. Ce sera l'année de sa mort.
 
Cependant, un cercle d'amis autour de lui s'est formé (dès le Konvikt) qui l'apprécie et l'admire. Ces amis lui seront fidèles toute sa vie durant et seront la charpente de son équilibre. On peut apprendre d'eux, qu'il était toujours charmant, vif, intelligent, gentil, sympathique mais aussi timide et réservé. Il se dérobait systématiquement dès qu'il lui fallait faire connaissance avec des gens du monde, supportait mal la présence d'inconnus, n'osait aller aux concerts où l'on jouait ses oeuvres, etc. (Adolescent, il admirait à distance Beethoven, le suivant dans les faubourgs ou les cafés; il ne fera jamais sa connaissance).
 
Sa timidité cachait sans doute une certaine asociabilité, un certain mal-être. En fouillant un peu, en écoutant ses conversations qu'il entretenait avec ses amis sur la société, l'art, il semble mal à l'aise avec son époque et remettre tout en question.
 
Il serait maladroit de tenter un portrait psychologique d'un compositeur aussi mystérieux que même ses amis n'ont su que partiellement comprendre, mais il me semble que cette lettre de Schubert écrite à Schobert en dit long! :
 

 
«J'apprends que tu n'es pas heureux, que les frénésies du désespoir t'empêchent de dormir. C'est ce que m'écrit Schwind. Bien que cela me rende extraordinairement triste, cela ne me surprend pas le moins du monde, car tel est le lot de toute personne à peu près sensée dans ce monde misérable. Que pouvons-nous donc entreprendre avec bonheur lorsque la misère est le seul stimulant qui nous reste ? si du moins nous étions réunis, toi, Schwind, Kuppel (Kupelwieser) et moi, tout malheur nous serait chose légère, mais  nous voilà séparés, chacun dans un coin, et cela cause mon accablement. Je voudrais m'écrier avec Goethe : « Qui donc me ramènera une heure de ce temps heureux ! » Ce temps où nous étions confortablement assis ensemble et où chacun révélait l'enfant des arts aux autres, avec une timidité de mère, non sans crainte dans l'attente du verdict de l'amitié et de la sincérité ; ce temps où l'un inspirait l'autre et où l'aspiration à la beauté suprême nous unissait en faisant vivre. Me voilà seul au fond du pays hongrois où je me suis laissé malheureusement attirer pour la seconde fois, sans personne à qui adresser un mot sensé. Je n'ai pour ainsi dire pas écrit un lied depuis ton départ, mais je me suis essayé à plusieurs oeuvres instrumentales. Dieu sait ce qu'il adviendra de mes opéras ! Bien que je sois en bonne santé depuis cinq mois, ma bonne humeur est souvent assombrie par ton absence et celle de Kuppel, et je traverse souvent des jours de grande souffrance ; dans l'une de ces heures sombres, alors que j'éprouvais intensément la vanité et l'insignifiance qui caractérisent notre époque, les vers suivants m'ont échappé, que je te confie parce que je sais que, même ma faiblesse, tu la juges avec affection et indulgence :
 

Plainte au peuple

O jeunesse de notre temps, tu t'en es allée !
La force d'un peuple innombrable, la voilà gaspillée ;
Pas un qui se détache de la foule
Et chacun de passer, insignifiant.

Une trop grande douleur, qui me dévore avidement,
Est tout ce qui me reste de cette force.
Et la passivité de ce temps m'écrase,
Qui m'interdit tout grand accomplissement,
 
 
Miné par l'âge, le peuple rampe,
Traitant de rêves les exploits de sa jeunesse ;
Et chacun de moquer les rimes dorées du passé,
Insensé, qui n'en comprend plus la puissance.


Toi seul, ô art sacré, es encore capable
De figurer la force et l'action de ce temps
Pour du moins adoucir la grande douleur
De ne jamais pouvoir le réconcilier avec le destin. »

(OED, 498, 21 septembre 1824)
 

A noter que la petite troupe d'amis vit assez mal sa séparation même si elle n'est que temporaire; c'est que ces amis sont d'abord des artistes, peintres, écrivains, poètes, acteurs, chanteurs, musiciens qui se « stimulent » lors de leurs rencontres : à noter également que c'est un excellent témoin de ce que les arts s'imbriquent et se nourrissent de plus en plus les uns les autres. Ces rencontres devenues célèbres font que nombre d'artistes en feront autant apportant sans cesse créations et nouveautés pendant 2 siècles.
 
Ces rencontres ont fait leurs preuves puisque c'est là que Schubert y puise son inspiration. On les appelle d'ailleurs les Schubertiades : on y lit de la poésie, on joue du théâtre, on discute, boit, mange, danse, joue et chante beaucoup la musique de Schubert. C'est dans ce salon que l'essentiel de sa musique est créée (y compris ses symphonies 4 à 6 et réouverture) et que l'on prend conscience du génie de ces lieders (dont nombre sont d'ailleurs écrits sur des poèmes de ses amis.)
 
Parce que s'il témoigne d'une grande facilité d'écriture orchestrale, c'est d'abord dans les lieder qu'il va parvenir à exprimer son être et créer cette nouveauté artistique et musicale qui va être une pierre fondamentale de l'édifice romantique.
 
Mais revenons à la lettre de Schubert un instant :
 
Martin Bubber écrit : « La contemplation de ce qui devrait être -aussi indépendante de la volonté personnelle qu'elle apparaisse parfois-, est cependant inséparable d'une relation critique avec la condition présente de l'humanité. Toute douleur vécue sous un ordre vide de sens prépare à la contemplation. »
 
Le mal-être de Schubert est peut-être à l'unisson d'une errance idéologique du peuple viennois post-guerre napoléonienne (épuisé, appauvri et ne sachant que penser de récents remous de l'histoire) ; et c'est la force de l'artiste que de pleinement exprimer son temps et le transcender. La vie de « bohème » que semble mener épisodiquement ce groupe d'amis des schubertiades semble elle aussi un excellent témoin d'une époque et sera indissociable de l'image de l'être romantique.
 
Ce mal-être donc, va nourrir et altérer les lieder de jeunesse de Schubert pour les transcender en créant une sorte de clair-obscur musical. Ainsi, alors qu'il y travaille sans cesse (contrairement aux idées reçues, ce n'est pas innée, il travaille beaucoup, cherche pour obtenir ce résultat), il se voit abolir les règles de la chronologie des événements, du temps musical, de la construction dramaturgique, des rapports de tonalité. Il parvient en quelques notes à générer images, sensations, exprimer des sentiments parfois contradictoires dans un même temps et aussi iriser les sens et les émotions suggérés par le poème chanté. C'est tout un subtil langage fait de nouveautés dans tous les domaines du vocabulaire et de la grammaire musicales qu'il offre au XIXème siècle et qui va permettre d'exprimer toute l'ambiguïté des romantiques; et ce alors qu'il termine encore ses exercices d'écriture au Konvikt. Suivent alors une quantité incalculable de Lieders plus beaux les uns que les autres, avec leur originalité, leur différence, ce qui nourrira moult débats de musicologues. Après bien des tâtonnements (1818, 1822, 1824) (d'où le grand nombre d'oeuvres inachevées - dont la symphonie), il va commencer à réussir à appliquer ses géniales trouvailles à la musique de chambre (par ex : le quatuor « La jeune fille et la mort »), la musique de scène (ex : Rosamunde), l'opéra (ex :Alfonso und Estrella), et la symphonie dont l'unique exemple est la « grande » (la n°9) puisque déjà il meurt peu de temps après, à 31 ans, emporté par le typhus et s'il n'aura pu pleinement nous faire profiter du grand Schubert (trop peu d'oeuvres écrites suite à une maturité trop vite cassée par la maladie), il aura ouvert la voie.
 
Schumann, Mendelssohn et Liszt seront les premiers à reconnaître le génie de Schubert et occuperont un certain temps de leur vie à réhabiliter le compositeur.
 
C'est Ferdinand Schubert, qui, en fouillant les affaires de son frère, compilera une bonne partie de l'oeuvre de Franz (notamment plus de 600 Lieder). Et la transmettra à Schumann sur sa demande.
 
Le travail de réhabilitation se mettra alors lentement en route (par exemple : Schumann jouera nombre de ces Lieder, ou encore donnera la 9ème symphonie à Mendelssohn pour que celui-ci la créée avec son orchestre à Leipzig en 1839 avant de la faire éditer) et ne cessera de diviser compositeurs, musicologues, dont les avis restent partagés sur l'oeuvre de Schubert encore aujourd'hui.
 
On redécouvre encore des oeuvres du compositeur actuellement.
 
 
 
Si j'ai choisi de vous proposer l'ouverture dans un style italien en Ré Majeur, c'est parce qu'il y a déjà dans cette oeuvre post-estudiantine toute ce qui fait Schubert. Il n'a pourtant que 20 ans mais déjà 5 symphonies écrites.
 
Peut-être à cause de Salieri, il s'intéresse à la musique italienne. En tout cas, à cause de Rossini dont le succès à Vienne en ces années 1814 et suivantes est immense.
 
Vienne veut oublier les guerres napoléoniennes et Rossini dans sa légèreté italienne la transporte sur d'autres rives. Si Schubert reproche à Rossini de produire un art trop hédoniste, il n'en admire pas moins la densité d'expression à chaque instant (ce à quoi Schubert tend à sa manière en cherchant à condenser le sens et les émotions dans ses Lieder).
 
L'allégro de cette ouverture, comme chez Rossini, nous entraîne directement en Italie avec une joie et un naturel qui confère à la naïveté. Facilité pour les uns, génie pour les autres, là est toute l'ambiguïté Schubertienne. Force est de constater en tout cas, avec quel brio, quelle assurance il maîtrise l'écriture orchestrale. Mais je voudrais mettre l'accent sur l'introduction lente. Il y a là une mélodie d'une rare beauté, à la fois tendre, mélancolique qui veut aller vers une lumière ou nous plonger dans la tristesse ; elle est toujours la même et pourtant se trouve altérée aux grés des orchestrations changeantes et du glissement des tonalités sans véritablement de rapports entre elles.
 
C'est une magnifique irisation de cette mélodie où toute une poétique de Schubert s'exprime en quelques mesures. Tout ce qui va faire le grand Schubert est déjà là (celui dont Schumann dira de la « Grande » symphonie, la n°9, qu'elle est la seule symphonie à sa connaissance dont on n'entende pas l'influence de Beethoven..)
 
En Allemand, le mot qui désigne le compositeur est Tondichter : « le poète du son ».
 
C'est sans nul doute à Schubert que convient le mieux cette appellation!
 
 
 
 D. J.